"La Melancolie" de Nikolaj Karamzin adaptee de Jacques Delille

Analyse de l'intåråt pour la poåsie franñaise du XVIIIe siåcle, mais du point de vue des chercheurs russes. Description de deux poåmes "Målancolie" par J. Delille et N. Karamzin. Un lieu de convergence de pensåe et de lyrisme qui exige un mot poåtique.

Ðóáðèêà Ëèòåðàòóðà
Âèä ñòàòüÿ
ßçûê ôðàíöóçñêèé
Äàòà äîáàâëåíèÿ 16.04.2021
Ðàçìåð ôàéëà 27,1 K

Îòïðàâèòü ñâîþ õîðîøóþ ðàáîòó â áàçó çíàíèé ïðîñòî. Èñïîëüçóéòå ôîðìó, ðàñïîëîæåííóþ íèæå

Ñòóäåíòû, àñïèðàíòû, ìîëîäûå ó÷åíûå, èñïîëüçóþùèå áàçó çíàíèé â ñâîåé ó÷åáå è ðàáîòå, áóäóò âàì î÷åíü áëàãîäàðíû.

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«La Melancolie» de Nikolaj Karamzin adaptee de Jacques Delille

F. Corrado-Kazanski, Université Bordeaux-Montaigne

Abstract

Nikolaj Karamzin`s «Melancholia» an adaptation of Jacques Delille

Florence Corrado-Kazanski, Université Bordeaux-Montaigne

This paper presents an analysis of two poems «Melancholia» of Jacques Delille and «Melancholia» of Nikolaj Karamzin, in order to demonstrate how the poem of Delille gives Karamzin the possibility to explain his own conception of poetry. Karamzin underlines the elegiac tonality of the poem and focuses on the lyrical hero. Karamzin's adaptation may be interpreted as the program of sentimentalism, in which the poetic word is situated at the balance point between thought and sensibility, ethics and aesthetic.

Key words: Delille, Karamzin, melancholia, sentimentalism, ethics, aesthetic

franñaise poåsie målancolie karamzin

Introduction

L'œuvre de Jacques Delille (1738-1813), considéré de son vivant comme un des plus grands écrivains français, puis tombé dans l'oubli, bénéficie aujourd'hui d'un certain regain grâce à la somme d'E. Guitton, Jacques Delille et le poème de la nature en France de 1750-1820 [Guitton 1974], ainsi qu'aux Cahiers Roucher-André Chénier1 créée en 1980 dans le but d'étudier ces deux poètes, et plus généralement la poésie française entre 1750 et 1850. En 2003, un numéro a été consacré à Jacques Delille et la poésie descriptive [Pascal 2003], qui s'ouvre sur un article d'E. Guitton précisément intitulé «Lueurs crépusculaires pour un retour à Delille» [Pascal 2003: 19-32]. Notre article souhaite modestement s'inscrire dans ce renouveau d'intérêt pour la poésie française de la fin du XVIIIème siècle, mais du point de vue cette fois des études russes.

Si Delille a acquis la notoriété grâce à sa traduction des Géorgiques de Virgile en 1770, qui lui a valu d'être admis à l'Académie française, ce sont Les Jardins ou l'art d'embellir les paysages, publiés en 1782, qui lui assurent un succès français et européen: ce poème en huit chants sera traduit en allemand, en anglais, en italien, en polonais, en russe. Les Jardins, dans leur intégralité, ont connu trois traductions russes, celles de P.M. Karabanov (1801), A.A. Palycin (1814) puis A. F. Vojejkov (1816)2, qui devient le principal traducteur de Delille: je renvoie à la bibliographie établie par l'Institut de Littérature russe de l'Académie des Sciences de Russie, ainsi qu'à l'article de Ju. Lotman, consacré aux traduction des Jardins [Lotman 1996: 468-486]. Mais auparavant, plusieurs fragments avaient aussi été traduits librement par N. Karamzin dans les Lettres d'un voyageur russe (1791-1792), auxquels Tatiana Smoliarova a consacré une étude [Smoliarova 2014: 161-175].

En France, comme l'indique F. Dupont dans sa préface, les Jardins, ainsi que la traduction de Virgile, rencontrent l'engouement philosophique de l'époque pour la campagne et le progrès agronomique [Dupont 1997: 7-48]. Delille est un homme de son Voir le site de l'association qui présente les tables des matières des 35 numéros parus. temps: les Jardins font de lui le maître de la poésie descriptive, nouveau genre poétique qui correspondrait à la vision du monde du siècle des Lumières, où l'alliance de l'imagination aux exigences de la raison s'exprimerait non seulement dans une poésie didactique mais encore dans un lyrisme de description compris comme «un lien entre l'homme et la nature» [Guitton 1969: 21-35] L'expression est d'Edouard Guitton, «les tentatives de libération du vers français dans la poésie de 1760 à la révolution», Cahiers de l'Association internationales des études françaises, 1969, n 21, pp. 21-35. . La poésie descriptive pourrait donc être vue comme ce lieu de convergence entre la pensée et le lyrisme, qui nécessite une parole poétique renouvelée. Cette lecture permettrait de comprendre la fortune de la poésie de Delille en Russie, et notamment l'intérêt que porte à Delille N. Karamzin, dont l'œuvre entière est placée sous le signe de la mise en place d'une langue littéraire moderne, en phase avec son temps.

Après les Jardins, Delille a publié d'autres poèmes de la nature, et notamment l'Imagination, en 1806, mais dont certains extraits avaient déjà été lus au public des salons parisiens, et même publiés sous forme de fragments. Dans son article «Delille en Russie», E. Gretchanaïa, en s'appuyant sur une étude d'archives, écrit: «les fragments des œuvres de Delille ornent les albums de l'époque, y compris celui de l'impératrice Elisabeth Alexeïevna, épouse d'Alexandre 1er, et ce sont surtout Les Jardins et le poème de L'Imagination qui y sont cités» [Gretchanaïa 2003: 79-87], et en particulier l'extrait «la Mélancolie», fragment du chant III. L'élégie «la Mélancolie» de N. Karamzin a été publiée en 1802 dans le premier numéro de la revue Vestnik Evropy; par la suite Karamzin date son poème de 1800. Il a donc eu connaissance de l'extrait avant la publication des huit chants qui forment l'Imagination, ce qui ne permettra pas, pour ce poème, de suivre l'interprétation que propose Ju. Lotman pour les fragments des Jardins, selon laquelle l'enjeu des adaptations de Karamzin est de transformer le récit épique de Delille en fragment élégiaque [Lotman 1996: 481].

Dans son étude génétique sur «la Mélancolie» de Delille et de Karamzin, N.D. Kocetkova établit que le fragment sur la mélancolie a été publié en décembre 1800 dans le tome 16 de la revue de Hambourg «le Spectateur du Nord», revue bien connue de Karamzin [Kocetkova 2013: 209-218]. Ceci permet de résoudre le problème de datation résultant du fait que l'imitation de Karamzin était antérieure à la publication de l'original de Delille. La confirmation apportée par N. Kocetkova de la publication française du fragment de Delille «la Mélancolie», et de sa réception par des lecteurs russes, permet de lire et d'analyser le fragment de Delille, comme le poème de Karamzin non pas comme un extrait choisi mais comme un poème en soi, un fragment en tant que tel qui tend à être lu comme une totalité autonome.

Notre étude se présente dès lors comme une double analyse textuelle des poèmes de Delille et de Karamzin, dont l'enjeu serait de montrer comment le poème de Delille permet à Karamzin d'exposer sa propre conception de la poésie. Tout en suivant la composition du poème original, l'imitation de Karamzin renforce la tonalité élégiaque du texte de Delille; la mise en scène du je lyrique et de la parole poétique fera de cette adaptation un poème programmatique du sentimentalisme, au centre duquel se trouve une voix lyrique qui manifeste sa sensibilité, et qui situe la parole poétique au point d'équilibre de la pensée et de l'émotion, de l'engagement éthique et de l'esthétique.

«La Mélancolie» de J. Delille

La note qui suit le fragment «la Mélancolie» dans l'édition de 1801 Poésies diverses de Jacques Delille [Delille 1801: 114-116] indique que «ce fragment n'a jamais été publié». Nous l'avons vu, N. Kocetnikova a démontré le contraire, et l'auteur lui-même, dans la préface à l'édition complète du poème «l'Imagination», en 1806, indique que le poème a été écrit entre 1785 et 1796, et déplore la réception faussée d'une œuvre dès lors que des fragments en ont été connus avant sa publication intégrale, ce qui suggère peut-être des publications indépendantes de sa volonté: «les lectures qu'en a faites l'auteur, soit dans le monde, soit dans les sociétés littéraires, les fragments qui en sont connus, lui donnent, au moment de sa publication, un air de vieillesse qui le décolore» [Delille 1825: 11].

Nous nous attachons ici à la réception première du poème, en tant que fragment d'une totalité qui ne sera connue que plus tard, mais qu'il est intéressant d'avoir en vue. Pour une étude du poème dans son contexte littéraire, et notamment ses traits préromantiques, nous renvoyons à l'article de Sakurako Inoue, intitulé «Des Lumières au Romantisme; autour de L'Imagination (1806) de Jacques Delille [Inoue 2011: 593--604]. L'Imagination se présente comme un poème en huit chants, dont le sujet, comme l'indiquent les auteurs de l'appareil critique de la deuxième édition, «embrasse à la fois les opérations les plus délicates de l'esprit, les mystères de la mémoire, les secrets du cœur et des passions, et l'empire que les merveilles de la nature, les prodiges des arts, et surtout les cultes religieux, exercent sur l'imagination» [Delille 1825: 76]. Jacques Delille lui-même, par souci de didactisme, annonce dans sa préface la composition de son poème et nomme les titres des huit chants. Le fragment sur la Mélancolie s'insère dans le chant trois; il est précédé de deux chants intitulés respectivement «l'homme sous le rapport de la raison» et «l'homme sensible», soulignant d'emblée le double horizon anthropologique dans lequel se situe son poème philosophique: la raison et les sens. Suivent deux chants consacrés aux impressions produites sur l'homme par le monde environnant: «impression des objets extérieurs» (auquel appartient donc notre extrait), et «impressions des lieux». Viennent enfin quatre chants consacrés à de grandes questions philosophiques et morales: «les arts», «le bonheur et la morale», «la politique», «les cultes». Le plan du poème suit ainsi à la fois une logique théologique qui va de l'homme à Dieu, et une logique sensualiste qui fait naître la réflexion théorique d'expériences concrètes, sensibles.

Le passage sur la mélancolie a ainsi été pensé comme une description de l'effet psychologique produit par «un objet extérieur», précisément par la ruine d'un temple. On retrouve donc dans ce passage un des principes qui présidait à la totalité: c'est dans une expérience sensible que s'enracine la réflexion. Le classicisme de la forme caractérise à la fois la versification, 43 alexandrins liés par des rimes suivies, et la composition, qui suit une logique rhétorique: après une courte introduction dramatique et lyrique

vient un long développement consacré d'abord à une définition de la mélancolie en tant que passion, puis à un portrait psychologique d'une mélancolie personnifiée; la conclusion fait écho au ton lyrique de l'introduction, et présente la mélancolie en muse du poète. C'est aussi en suivant cette trame que Karamzin composera son adaptation. Fragment du poème de l'Imagination: la Mélancolie Ah! quel bruit m'a frappé? c'est un temple qui tombe:

Ainsi que les Romains, leur ouvrage succombe.

Mais ce lieu si riant n'en est pas attristé,

Et sa mélancolie accroît sa volupté.

O sentiment plus pur, plus doux que la folie!

Bonheur des malheureux, tendre mélancolie!

Trouverai-je pour toi d'assez douces couleurs?

Que ton souris me plaît, et que j'aime tes pleurs!

Dès que le désespoir peut retrouver des larmes,

A la mélancolie il vient les confier,

Pour adoucir sa peine et non pour l'oublier.

C'est elle qui, bien mieux que la joie importune,

Au sortir des tourmens accueille l'infortune;

Qui, d'un air triste et doux, vient sourire au malheur,

Adoucit le chagrin et calme la douleur.

De la peine au bonheur, délicate nuance;

Ce n'est pas le plaisir, ce n'est plus la souffrance;

La joie est loin encor, le désespoir a fui;

Mais, fille du malheur, elle a des traits de lui.

Sauvage et se cachant à la foule indiscrète,

Le demi-jour suffit à sa sombre retraite.

De loin, avec plaisir, elle écoute les vents,

Le murmure des mers, la chûte des torrens.

C'est un bois qui lui plaît; c'est un désert qu'elle aime;

Son cœur plus recueilli, jouit mieux de lui-même:

La nature un peu triste est plus douce à son œil,

Elle semble en secret compatir à son deuil.

Aussi l'astre du soir la voit souvent, rêveuse,

Regarder tendrement sa lumière amoureuse.

Ce n'est point du printems la bruyante gaité;

Ce n'est point la richesse et l'éclat de l'été

Qui plaît à ses regards: non, c'est la pâle automne,

D'un main languissante effeuillant sa couronne.

Que la foule, à grands frais, cherche un grossier bonheur!

D'un mot, d'un nom, d'un rêve Dans le texte, le mot «rêve» a par erreur, semble-t-il, été remplacé par «rire». En 1806, dans la publication du poème en entier, le mot «rêve» a été rétabli. Karamzin, lui, traduit bien «rêve» [Kocetnikova 2013: 213]., elle nourrit son cœur:

Quand souvent des cités les brillantes orgies,

Au son des instrumens, aux clartés des bougies,

Etincellent par-tout de l'or des vêtemens,

Des éclairs de l'esprit, du feu des diamans,

Pensive, et sur sa main laissant tomber sa tête,

Un tendre souvenir est sa plus douce fête.

Viens donc, viens, charme heureux des arts et des amours,

Je te chante deux fois; inspire-moi toujours, etc.

L'interjection, suivie d'un point d'exclamation, et l'interrogation personnelle qui ouvre in medias res le poème met en scène son caractère fragmentaire, et place le lecteur dans un contexte théâtral, prompt à susciter l'empathie: «Ah! quel bruit m'a frappé?». La question concerne une sensation auditive, la réponse donne un explication logique, même si elle est assez peu vraisemblable: «c'est un temple qui tombe». L'essentiel est de créer une impression émotionnelle forte, qui inspire au lecteur le sentiment de la ruine, et plus généralement de la fin, de la mort, comme le martèle la rime «tombe- succombe». Cette amorce de dialogue théâtral, tout rhétorique, pourrait aussi être lu comme une ekphrasis, qui annoncerait le genre descriptif du poème à suivre, tout en suggérant son intimité avec la célèbre gravure de Dürer (1514). En outre, l'image du temple romain en ruine qui ouvre le poème peut aussi être considérée comme une auto-représentation du fragment poétique lui-même: cette interprétation qui accorde toute sa valeur poétique au fragment en tant que tel semble justifiée par le fait que dans le texte intégral, les deux premiers vers ont disparu, la description de la mélancolie étant annoncée sur de longs vers par l'évocation d'une éruption volcanique (qui certes peut également être associée à l'Antiquité).

La courte introduction ekphrastique permet surtout d'introduire cette alliance paradoxale des contraires («Mais ce lieu si riant n'en est pas attristé») qui va présenter la mélancolie comme une jouissance («Et sa mélancolie accroît sa volupté») puis constituer la première définition de la mélancolie quelques vers plus loin: «Bonheur des malheureux, tendre mélancolie!». L'oxymore sonne comme le point culminant d'un élan lyrique «O sentiment plus pur, plus doux que la folie!» qui annonce la valeur éminemment positive du sentiment de la mélancolie, à travers les notions de pureté et de douceur. L'interrogation rhétorique qui suit, «Trouverai-je pour toi d'assez douces couleurs?» montre l'enjeu du poème: peindre un tableau de la mélancolie, mais souligne aussi l'engagement d'un je lyrique qui, le temps d'un vers, épanche ses sentiments («Que ton souris me plaît, et que j'aime tes pleurs!»), pour mieux les taire au vers suivant, vers vide suggérant aussi bien une coupe, aléatoire, dans le texte, qu'un silence volontaire. Quoi qu'il en soit, cette pause marque le passage à l'objectivité d'un récit à la troisième personne, objectivité qui sied à l'exposé rationnel de la définition de la mélancolie vis-à-vis des autres passions.

La mélancolie avait déjà été distinguée de la folie dans l'introduction; elle est maintenant présentée par rapport aux passions fortes que sont le désespoir, le chagrin, la douleur, pour finalement être définie comme «fille du malheur». La mélancolie se caractérise par la douceur, notion répétée à sept reprises dans le poème. C'est son action bienfaisante qui est chantée; elle tempère la violence des passions, celle «Qui, d'un air triste et doux, vient sourire au malheur, / Adoucit le chagrin et calme la douleur». Dans ce dernier vers, l'équilibre entre la peine et la sérénité qu'apporte la mélancolie s'exprime dans la mesure de l'alexandrin, dont chaque hémistiche, de part et d'autre de la conjonction «et», est également composé d'un verbe et d'un complément nominal lui-même constitué de deux syllabes. L'organisation du vers met ainsi en scène l'équilibre que donne la mélancolie, tout en annonçant cet entre-deux mystérieux, cette «nuance» qui la définit:

De la peine au bonheur, délicate nuance;

Ce n'est pas le plaisir, ce n'est plus la souffrance;

La joie est loin encor, le désespoir a fui.

Dans ces trois vers qui forment le point culminant de la définition de la mélancolie, la conjonction «et» à l'hémistiche laisse place à la virgule, qui suggère tout en l'atténuant l'opposition des contraires exprimés par les notions abstraites «plaisir-souffrance», «joie- désespoir»; le parallélisme syntaxique et sonore des deuxième et troisième vers explicite la définition de la mélancolie donné au premier vers, comme un point d'équilibre «de la peine au bonheur». Plus qu'une illustration conceptuelle, le balancement régulier des alexandrins donne un résumé prosodique de la délicatesse de la mélancolie. Mais brusquement, le vers suivant rompt cet équilibre sonore et rythmique: «Mais, fille du malheur, elle a des traits de lui». Deux virgules coupent le premier hémistiche qui contient aussi l'accent sémantique du vers «fille du malheur», faisant oublier l'autre moitié du vers, comme le suggère aussi la rime «fui/lui». C'est aussi cette personnification de la mélancolie qui permet la transition avec la seconde partie du poème, consacrée à un portrait psychologique de la mélancolie.

Ce portrait suit l'évocation de l'espace et du temps qui lui correspondent: «la nature un peu triste», «l'astre du soir», «la pâle automne» sont autant de traits qui dessinent un cadre propice à la rêverie mélancolique, inscrivant clairement le poème de Delille dans la sensibilité préromantique. Ici encore, le passage peut être lu comme la description de différents tableaux, dans lesquels les allitérations et assonances, et le rythme régulier de l'alexandrin mettent en valeur les détails les plus significatifs. Ce portrait psychologique de la mélancolie s'ouvre sur son besoin de solitude et de communion avec la nature sauvage. Les deux vers «De loin, avec plaisir, elle écoute les vents, / Le murmure des mers, la chûte des torrens» théâtralisent la pose de l'héroïne, tout en faisant d'elle une contemplative, le «cœur plus recueilli», qui écoute, rêve, regarde («Aussi l'astre du soir la voit souvent, rêveuse, / Regarder tendrement sa lumière amoureuse»), et communie avec la nature («La nature un peu triste est plus douce à son œil, / Elle semble en secret compâtir à son deuil»). Vient ensuite un portrait en négatif, nommant ce qu'elle refuse, et qui peut être résumé par la notion d'éclat, sonore ou visuel. A la «richesse et l'éclat de l'été», la mélancolie préfère la pâleur: le contre-rejet «c'est la pâle automne» met en valeur cette expression qui devient métonymique de la mélancolie, et signifie son humilité. Cette modération, liée au recueillement, est explicitée dans un vers qui est le point culminant du portrait, suivi d'une légère pause signifiée par les deux points: «D'un mot, d'un nom, d'un rêve, elle nourrit son cœur». Le ralentissement prosodique, induit par le partage du vers en quatre parts, et par l'anaphore, donne sa noblesse au portrait, et suggère aussi le silence, expression de l'intériorité. Alors que le poème, à son début, privilégiait les sensations, il magnifie ici la méditation, la pensée, qui est liée à la langue, mais qui naît dans le silence.

Le même contraste est ensuite repris, concernant cette fois non plus la nature, mais le faste des fêtes mondaines: au motif baroque de la lumière, diffracté par de nombreux noms, adjectifs et verbes qui disent la vigueur de l'éclat («brillantes», «étincellent», «or des vêtemens», «feu des diamans»), s'oppose l'ascétisme symbolisé par le mouvement vers le bas de la tête, dont le fruit est la pensée, la mémoire: «Pensive, et sur sa main laissant tomber sa tête, / Un tendre souvenir est sa plus douce fête». Avec ce mouvement descendant, la tension dramatique retombe, le souvenir du passé rappelle les ruines du temple romain de l'incipit, tout comme les adjectifs «tendre» et «doux» font écho à la première évocation de la mélancolie. Cet effet circulaire annonce la fin du poème; la formule finale qui érige la mélancolie en muse pour le poète sacrifie à une rhétorique convenue. La vraie clausule est bien le dernier vers que nous avons cité, qui comme un effet de miroir, laisserait partir le poème sur la mélancolie dans le geste du souvenir. C'est ainsi que le traduira Karamzin [Karamzin 1800].

L'adaptation de Nikolaj Karamzin

Ìåëàíõîëèÿ

Ïîäðàæàíèå Äåëèëþ

Ñòðàñòü íåæíûõ, êðîòêèõ äóø, ñóäüáîþ óãíåòåííûõ.

Íåñ÷àñòíûõ ñ÷àñòèå è ñëàäîñòü îãîð÷åííûõ!

Î Ìåëàíõîëèÿ! òû èì ìèëåå âñåõ

Èñêóññòâåííûõ çàáàâ è âåòðåíûõ óòåõ.

Ñðàâíèòñÿ ëü ÷òî-íèáóäü ñ òâîåþ êðàñîòîþ,

Ñ òâîåé óëûáêîþ è ñ òèõîþ ñëåçîþ?

Òû ïåðâûé ñêîðáè âðà÷, òû ïåðâûé ñåðäöà äðóã:

Òåáå îíî ñâîè ïå÷àëè ïîâåðÿåò;

Íî, óòåøàÿñü, èõ åùå íå çàáûâàåò.

Êîãäà, îñâîáîäÿñü îò èãà òÿæêèõ ìóê,

Íåñ÷àñòíûé îòäîõíåò â äóøå ñâîåé óíûëîé,

Ñ ëþáîâèþ åìó òû ðóêó ïîäàåøü

È ëó÷øå ðàäîñòè, äëÿ ãîðåñòíûõ íåìèëîé,

Ëàñêàåøüñÿ ê íåìó è â ãðóäü îòðàäó ëüåøü

Ñ ïå÷àëüíîé êðîòîñòüþ è ñ âèäîì óìèëåíüÿ.

Î Ìåëàíõîëèÿ! íåæíåéøèé ïåðåëèâ

Îò ñêîðáè è òîñêè ê óòåõàì íàñëàæäåíüÿ!

Âåñåëüÿ íåò åùå, è íåò óæå ìó÷åíüÿ;

Îò÷àÿíüå ïðîøëî... Íî ñëåçû îñóøèâ,

Òû ðàäîñòíî íà ñâåò âçãëÿíóòü åùå íå ñìååøü

È ìàòåðè ñâîåé, ïå÷àëè, âèä èìååøü.

Áåæèøü, ñêðûâàåøüñÿ îò áëåñêà è ëþäåé,

È ñóìåðêè òåáå ìèëåå ÿñíûõ äíåé.

Áåçìîëâèå ëþáÿ, òû ñëóøàåøü óíûëûé

Øóì ëèñòüåâ, ãîðíûõ âîä, øóì âåòðîâ è ìîðåé.

Òåáå ïðèÿòåí ëåñ, òåáå ïóñòûíè ìèëû;

 óåäèíåíèè òû áîëåå ñ ñîáîé.

Ïðèðîäà ìðà÷íàÿ òâîé íåæíûé âçîð ïëåíÿåò:

Îíà êàê áóäòî áû ïå÷àëèòñÿ ñ òîáîé.

Êîãäà ñâåòèëî äíÿ íà íåáå óãàñàåò,

 çàäóì÷èâîñòè òû âçèðàåøü íà íåãî.

Íå øóìíûÿ âåñíû ëþáåçíàÿ âåñåëîñòü,

Íå ëåòà ïûøíîãî ðîñêîøíûé áëåñê è çðåëîñòü

Äëÿ ãðóñòè òâîåÿ ïðèÿòíåå âñåãî,

Íî îñåíü áëåäíàÿ, êîãäà, èçíåìîãàÿ

È òîìíîþ ðóêîé âåíîê ñâîé îáðûâàÿ,

Îíà êîí÷èíû æäåò. Ïóñòü âåñåëèòñÿ ñâåò

È ñ÷àñòüå ãðóáîå â ðàññåÿíèè íîâîì

Ñòàðàåòñÿ íàéòè: òåáå â íåì íóæäû íåò;

Òû ñ÷àñòëèâà ìå÷òîé, îäíîþ ìûñëüþ -- ñëîâîì!

Òàì ìóçûêà ãðåìèò, â îãíÿõ ïûëàåò äîì;

Áëèñòàþò êðàñîòîé, àëìàçàìè, óìîì:

Òàì ïèðøåñòâî... íî òû íå âèäèøü, íå âíèìàåøü

È ãîëîâó ñâîþ íà ðóêó îïóñêàåøü;

Âåñåëèå òâîå -- çàäóìàâøèñü, ìîë÷àòü

È íà ïðîøåäøåå âçîð íåæíûé îáðàùàòü.

La mélancolie (Nous proposons notre propre traduction de travail, dans un souci de cohérence avec l'analyse qui est donnée du poème. Mais il convient de citer la traduction d'André Markowicz, dans le Soleil d'Alexandre. Le cercle de Pouchkine 1802--1841, Actes Sud, 2011, pp. 21--22)

Imité de Delille

Passions des âmes simples opprimées par le sort.

Bonheur des malheureux, douceurs des affligés! Mélancolie!

Tu es plus aimable pour eux

Que les rires éphémères et les plaisirs légers.

Trouvera-t-on comparaison à ta beauté,

A ton sourire et à tes larmes silencieuses?

Premier médecin de l'âme et première amie:

C'est à toi que le cœur peut confier sa peine,

Mais s'il est consolé, il ne peut l'oublier.

Quand, libre du fardeau de ses lourdes souffrances,

Dans l'ennui de son âme, le malheureux repose

C'est toi avec amour qui lui donnes la main,

Et meilleure que la joie, amère à l'affligé,

C'est toi son réconfort, qui verse dans son cœur

Une paix triste et simple, et pleine de tendresse.

O mélancolie! subtile et douce nuance

Du deuil et de l'ennui jusqu'au contentement!

Ce n'est pas la gaîté, ce n'est plus la souffrance;

Le désespoir n'est plus... Mais les larmes séchées,

Tu n'oses pas, joyeuse, regarder la lumière,

Et tu es le portrait de ta mère tristesse.

Tu fuis tout ce qui brille, tu t'éloignes des gens,

Tu préfères le soir à la clarté du jour.

Amante du silence, tu entends, monotones,

Les feuilles, les torrents, les vents, les océans.

Tu aimes les forêts, tu aimes les déserts,

Tu es plus recueillie dans ton isolement.

Par l'austère nature ton regard est séduit:

Quand tu es dans la peine elle est triste avec toi.

Lorsque l'astre du jour s'éteint à l'horizon,

Plongée dans tes pensées, tu regardes vers lui.

Ce n'est pas la gaîté plaisante du printemps,

Ni l'éclat somptueux, ni l'ardeur de l'été

Qui s'accorde à ta peine, mais c'est la pâle automne,

Quand, sa force épuisée, d'une main langoureuse

Effeuillant sa couronne, elle espère la fin.

Que le monde s'amuse, trouve un bonheur vulgaire

Dans les distractions: tu n'en as point besoin;

Ton bonheur, c'est un rêve, une pensée -- un mot!

La musique résonne, la maison étincelle,

Tout brille de beauté, de diamant et d'esprit:

Là-bas c'est un festin... mais tu n'écoutes pas,

Ne voit pas -- sur ton bras tu inclines la tête;

Ta joie, c'est de garder, pensive, le silence

Et de tourner ton doux regard vers le passé.

L'élégie «Mélancolie» de Karamzin est un poème de 46 vers écrit en hexamètre ïambique, correspondant à l'alexandrin de Delille, mais s'en distinguant par une plus grande diversité des rimes, masculines et féminines, suivies et croisées, alors que le poème de Delille présente uniquement des rimes suivies. Le poème de Karamzin suit la composition générale de Delille: une introduction qui présente le thème du poème ainsi qu'une première définition «Íåñ÷àñòíûõ ñ÷àñòèå è ñëàäîñòü îãîð÷åííûõ!» (vers 1 à 6), un long développement donnant tout d'abord une situation psychologique du sentiment de la mélancolie, puis un portrait personnifié de celle-ci (vers 7 à 44), enfin une brève conclusion dans le dernier distique, qui clôt l'évocation de la mélancolie sur les motifs du silence et du souvenir.

Le premier vers du poème de Karamzin correspond au vers 5 de Delille: «O sentiment plus pur, plus doux que la folie!», le dernier correspond au vers 41 «Un tendre souvenir est sa plus douce fête». Karamzin resserre donc son poème sur le cœur du fragment de Delille; omettant les passages relevant de la rhétorique traditionnelle, il consacre proportionnellement plus de vers que Delille à cette longue évocation de la mélancolie, pour en accentuer la tonalité lyrique, élégiaque. C'est dans cette perspective que s'inscrit le changement essentiel concernant l'énonciation. Si Delille décrit la mélancolie à la troisième personne, restant à distance de son objet, Karamzin compose son poème comme un long vocatif destiné à la mélancolie. Ce «tu» adressé à la mélancolie engage le sujet lyrique; la parole poétique qui se déploie a dès lors nécessairement une face esthétique et une face éthique. Jean Breuillard définissait le sentimentalisme comme «une esthétique fondée sur la parole et sur le sujet», et établissait le lien avec l'éthique de Karamzin, «son affirmation de la personne face au monde» [Breuillard 2012]. Nous verrons comment l'adaptation karamzinienne du poème de Delille enrichit l'original de motifs méta-poétiques qui servent ce double engagement éthique et esthétique du poète.

Dès les premiers vers en effet, les définitions proposées de la mélancolie unissent des concepts esthétique et éthique: «Ñòðàñòü íåæíûõ, êðîòêèõ äóø», «Ñðàâíèòñÿ ëü ÷òî-íèáóäü ñ òâîåþ êðàñîòîþ, / Ñ òâîåé óëûáêîþ è ñ òèõîþ ñëåçîþ». L'humilité, exprimée à la fois par les adjectifs neznyj, tixij et krotkij, est associée à la beauté (kra- sota), suggérant que le poème va décrire la beauté spirituelle, morale de la mélancolie. Le champ lexical de la douceur sera repris de nombreuses fois tout au long du poème: «Ñ ïå÷àëüíîé êðîòîñòüþ è ñ âèäîì óìèëåíüÿ», «òâîé íåæíûé âçîð», alors que l'adjectif tixij s'élargira au motif du silence: «Áåçìîëâèå ëþáÿ». L'humilité et la beauté sont également liées à la sincérité: «Î Ìåëàíõîëèÿ! òû èì ìèëåå âñåõ / Èñêóññòâåííûõ çàáàâ è âåòðåíûõ óòåõ». Elles annoncent aussi le motif de la compassion qui apparaît au début du portrait de la mélancolie, s'ouvrant, chez Karamzin comme chez Delille, par une mise en situation psychologique. La mélancolie vient au secours du malheureux: «Òû ïåðâûé ñêîðáè âðà÷, òû ïåðâûé ñåðäöà äðóã», «Ñ ëþáîâèþ åìó òû ðóêó ïîäàåøü». Se dessine ainsi un portrait de la mélancolie en figure consolatrice («óòåøàÿñü»), que l'on pourrait voir comme une présence angélique, et qui rappelle aussi celle de l'ami, éminente dans l'éthique karamzinienne. Le poème est rythmé par la répétition du vocatif «Î Ìåëàíõîëèÿ!», absent chez Delille, qui suit une première définition exclamative dans l'introduction «Íåñ÷àñòíûõ ñ÷àñòèå è ñëàäîñòü îãîð÷åííûõ!», et qui en annonce une nouvelle un peu plus loin:

Î Ìåëàíõîëèÿ! íåæíåéøèé ïåðåëèâ

Îò ñêîðáè è òîñêè ê óòåõàì íàñëàæäåíüÿ!

Âåñåëüÿ íåò åùå, è íåò óæå ìó÷åíüÿ;

Îò÷àÿíüå ïðîøëî... Íî ñëåçû îñóøèâ,

Òû ðàäîñòíî íà ñâåò âçãëÿíóòü åùå íå ñìååøü

È ìàòåðè ñâîåé, ïå÷àëè, âèä èìååøü.

Il est intéressant de souligner que l'ajout de ce vocatif vient à l'appui de trois vers pouvant être lus comme des traductions précises de Delille du point de vue du lexique, mais qui présentent une prosodie nettement différente. Or cette invocation lyrique oriente toute la lecture dans le sens des émotions, et non dans le sens de considérations rationnelles exprimées sous la forme logique, presque symétrique de l'alexandrin. Dans le poème de Delille nous lisons:

De la peine au bonheur, délicate nuance;

Ce n'est pas le plaisir, ce n'est plus la souffrance;

La joie est loin encor, le désespoir a fui.

Nous avons déjà souligné l'équilibre des alexandrins de Delille. La régularité binaire des hémistiches double l'opposition terme à terme des notions dans l'original, alors que dans le poème russe les points d'exclamation et de suspension, de même que les enjambements, tendent à rompre la continuité des vers. Selon cette même logique de la discontinuité, Karamzin traduit une notion française par plusieurs notions russes, comme par un souci d'extrême précision, qui va justement dans le sens de la «nuance» delillienne, ici pereliv: par exemple les deux substantifs skorb ' et toska traduisent le seul mot «peine». Seul le vers central du passage cité, «Âåñåëüÿ íåò åùå, è íåò óæå ìó÷åíüÿ», suit la construction prosodique de Delille, ce qui accentue encore l'effet de rupture. Enfin, par un dernier souci d'exactitude psychologique sans doute, Karamzin présente la mélancolie comme «fille de la tristesse», et non «du malheur».

Comme chez Delille, cette expression justifie la personnification de la mélancolie et annonce le portrait qui est fait d'elle en jeune fille sensible, contemplative, à l'image d'une héroïne de nouvelle sentimentaliste. Comme chez Delille, les traits caractéristiques de ce portrait sont la solitude, et l'attrait pour la pénombre plutôt que pour la lumière: «Áåæèøü, ñêðûâàåøüñÿ îò áëåñêà è ëþäåé, / È ñóìåðêè òåáå ìèëåå ÿñíûõ äíåé». Le tableau qui suit présente l'héroïne face à la nature, conformément à l'original de Delille, mais il est introduit par une proposition gérondive «Áåçìîëâèå ëþáÿ», première évocation du silence au centre du poème, qui sera reprise dans la clausule, sous forme verbale cette fois: «ìîë÷àòü». Le silence est la condition de l'écoute et de la contemplation, ce que soulignent la fin du vers et le contre-rejet: «Áåçìîëâèå ëþáÿ, òû ñëóøàåøü óíûëûé / Øóì ëèñòüåâ, ãîðíûõ âîä, øóì âåòðîâ è ìîðåé». Le «tu», mis en valeur par la syntaxe, interpelle aussi le lecteur, et le système d'allitérations et d'assonances évoquant les sons de la nature met également en scène la dimension sonore de la parole poétique. Le silence recueilli («Â óåäèíåíèè òû áîëåå ñ ñîáîé») rappelle aussi cette beauté spirituelle de la mélancolie dont il était question au début du poème, il renforce la dimension ascétique que Karamzin donne à la mélancolie (et qui était absente chez Delille), tout comme le suggère également l'adjectif qui qualifie la nature: «sauvage» chez Delille, «austère» chez Karamzin: «Ïðèðîäà ìðà÷íàÿ òâîé íåæíûé âçîð ïëåíÿåò». De même, son regard est attiré par le soleil couchant: un mouvement descendant se dessine, qui s'abîme dans la méditation «Â çàäóì÷èâîñòè». C'est ce même mouvement cénotique qui sera répété à la fin du poème.

Ce mouvement vers le bas se transforme ensuite en mouvement négatif. Comme chez Delille, la suite du portrait est une description par la négative: c'est en soulignant ce qu'elle n'est pas que le sujet lyrique parfait le portrait de la mélancolie. A la différence de la langue française, la syntaxe russe permet l'anaphore de la négation qui lance la dernière période du poème: «Íå øóìíûÿ âåñíû...», «Íå ëåòà ïûøíîãî...», et fait attendre le contrepoint, «Íî îñåíü áëåäíàÿ», «la pâle automne» de l'original qui constituait un des points culminants du poème français. Dans le poème russe, l'expression laisse encore un effet d'attente, résolu deux vers plus loin dans l'évocation de la mort: «Îíà êîí÷èíû æäåò». Il est à noter que tous ces accents sémantiques sont situés dans le poème russe en début de vers, ce qui contribue à la dynamique du poème dans son entier. Cette dynamique négative, qui oppose la mélancolie à la lumière, conduit vers le point d'orgue que constitue la dernière exclamation du poème: «Òû ñ÷àñòëèâà ìå÷òîé, îäíîþ ìûñëüþ -- ñëîâîì!», qui traduit le vers de Delille déjà commenté «D'un mot, d'un nom, d'un rêve, elle nourrit son cœur». Ici encore, la différence fondamentale entre ces deux versions est d'abord celle de l'énonciation. Le vers russe s'ouvre sur le «tu», faisant vibrer la voix du sujet lyrique, puis le tiret indique que la voix se tait, pour résonner et vivre à nouveau dans la parole, slovo. La discontinuité ne fait que renforcer cette dimension méta-poétique du vers en mettant en scène la dialectique du silence et de la parole, là où le vers de Delille, au-delà du rythme ternaire du premier hémistiche, retrouve la continuité de l'alexandrin dans le second.

Le vers de Karamzin, comme celui de Delille, magnifie le rêve, la pensée, le verbe, et invite à faire une lecture méta-poétique du poème dans son entier. Le questionnement esthétique du début, à partir de la notion de beauté, dont on a vu qu'il avait aussi une face éthique, s'élargit en questionnement poétique selon l'ambivalence du silence et de la parole, qui rencontre celle de la pensée et de l'émotion. Cette ambivalence trouve peut-être un reflet dans l'énonciation du poème, qui laisse entendre la voix d'un sujet à travers une parole adressée à un «tu». De plus, en refusant la musique et la lumière, à la fin du poème («Òàì ìóçûêà ãðåìèò, â îãíÿõ ïûëàåò äîì; / Áëèñòàþò êðàñîòîé, àëìàçàìè, óìîì: / Òàì ïèðøåñòâî... íî òû íå âèäèøü, íå âíèìàåøü»), la voix lyrique semble concentrer la parole poétique sur elle-même, dans un mouvement auto-référentiel qui est aussi une descente au plus profond de soi, que mime le corps («È ãîëîâó ñâîþ íà ðóêó îïóñêàåøü»). Et dans la clausule, c'est le tiret, en milieu de vers, qui crée cet effet de miroir: c'est tout autant la figure de la mélancolie que la parole poétique elle-même qui s'abîme dans la méditation silencieuse du passé:

Âåñåëèå òâîå -- çàäóìàâøèñü, ìîë÷àòü

È íà ïðîøåäøåå âçîð íåæíûé îáðàùàòü.

Dans son étude déjà citée sur l'histoire du tiret, Jean Breuillard écrivait: «Ce qui s'entend avec le tiret est la voix, singulière, inimitable, d'un énonciateur unique» [Breuillard 2012: 514], et Henri Meschonnic définissait la voix comme la «métaphore de l'originalité la plus intime» [Meschonnic 1982: 280]. Dans l'avant-dernier vers, on entend cette voix qui, tout en affirmant un sujet lyrique, appelle paradoxalement au silence. Le poème se clôt par la rime molcat'/obrascat', signe que ce retour sur soi du souvenir est encore une relation, et que le silence, comme la parole, engage la personne.

Conclusion

La lecture suivie des deux poèmes de Delille et de Karamzin a permis de mettre en évidence une différence poétique majeure. Bien que le poème de Delille se présente comme un fragment, les choix poétiques rétablissent la continuité en tant que principe, impliquant un effacement du sujet. Le poème de Karamzin pose au contraire le principe de la discontinuité dont le traitement de la ponctuation est emblématique, et qui fait entendre la voix d'un sujet.

C'est dans cette perspective que «la Mélancolie» de Karamzin peut être lue comme une mise en scène de la voix et de la parole poétique: si le motif de la mélancolie permet l'affirmation de la sensibilité comme constitutive du sujet, qui trouve aussi son expression dans une poétique de la discontinuité, la mise en scène de la voix lyrique dans le «tu» du poème situe la parole poétique entre la pensée et l'émotion, mais aussi à la limite du silence, inscrivant l'œuvre de Karamzin dans la modernité poétique. Cette mise en scène du sujet, dans sa relation à l'autre (et à soi-même) à travers la parole poétique, est bien l'expression de l'engagement à la fois éthique et poétique de Karamzin, dont l'œuvre a consisté à servir la langue russe et la personne humaine.

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